.

La boîte aux lettres de
Martine Gengoux

Une pomme du pommier
(La petite édition de Marseille, 2013)

une pomme du pommier

— Babette ?

On ne m’avait plus appelée Babette depuis plus de dix ans.

Louisette Brichou et Georges Loneux, mes géniteurs, sont une association aussi improbable que de l’aïoli sur une tarte aux fraises. Un essaim de guêpes aurait dû s’occuper de ces deux là, le jour du pique-nique où ils se sont rencontrés. De leur copulation, que j’ai tendance à mettre au singulier, je suis le produit : Bernadette Loneux, appelée Babette partout où mon père l’a claironné. Un nom qui ne se loupe pas dans les cours de récré. À l’école, mes camarades de classe chantaient : Babette a un regard d’ablette, elle pue des chaussettes. Il est vrai que de vêtements je n’en changeais guère. Une tenue pour une semaine. Une autre pour la suivante. Des robes coupées dans une étoffe si rêche qu’en m’asseyant sur une chaise en bois, j’aurais pu la décaper. Je portais, bien après la mode, des tresses. Ma mère les serrait en tirant sur mes cheveux comme si elle avait à extraire le lait d’un pis de chèvre. Les lunettes n’arrangeaient rien. Une monture récupérée d’une tante décédée cherchait l’équilibre sur mon nez.
Nous habitions loin de tout, dans la maison de mes grands-parents maternels et, avant eux, de toute la lignée des Brichou. Jamais aucun ami ne montait jusque-là. De toute façon, les amis, je m’en passais. À l’école, pendant les récréations, je m’asseyais sur le muret près du tilleul. Je prenais mon carnet, un crayon, j’observais. En quatre traits, je les dessinais. Ma mine n’en épargnait aucun. J’accentuais une lippe épaisse, un regard benêt, des oreilles décollées, un nez de travers. À la maison aussi je les croquais, Georges et Louisette. Discrètement, par-dessous la table. Elle, le chignon lisse et le col amidonné. Lui, fagoté comme un ballot de paille tout le long du jour.
J’accumulais les dessins. Pour moi, mon avenir était tout tracé : la bande dessinée. Et tout aussi sûr, dès que je le pourrais, je partirais.
À l’aube de mes dix-huit ans, ma valise était bouclée. À moi la ville, à moi la BD.

On ne m’avait plus appelée Babette depuis plus de dix ans. Jusqu'à ce 7 décembre de l’an dernier. — Babette ?
Babette… Mes jambes avaient un peu tremblé sur le plus haut échelon de mon escabeau. Qui était ce type ? Je me penchai pour le regarder. Ni grand, ni gros, ni petit, ni maigre. Au-dessus de ses lunettes ovales, une mèche de cheveux ondulés, roux pâle, lui taquinait le sourcil. Je passai en revue les quelques gamins du village où avait agonisé mon ridicule surnom. Le gaillard ne me rappelait aucun des morveux en culotte courte de mon enfance.
Je repris mon pinceau et achevai de colorier le bonnet du père Noël sur la vitrine du café. Après ça, il me restait encore une boucherie à barioler. Eh oui, la BD ne remplissait pas mon compotier.
— Tu as peut-être le temps de prendre un pot, s'enhardit le bonhomme, encouragé par l’enseigne sous laquelle il attendait.
Je descendis de mon perchoir et le regardai mieux. Mais oui, cette fois je le reconnaissais ! Je revoyais ce gamin un peu pâlot, au visage aspergé de taches de rousseur, la plupart du temps seul, lui aussi, dans un coin de la cour de récréation, un bouquin à la main.
— Dic… Euh, excuse-moi, je ne me souviens plus de ton nom.
— Charles-Philippe. Je sais, à l’école, tout le monde m’appelait Dico. Ce n’était pas plus mal.
Je souris. Cela ne m’arrivait pas souvent.
De gros flocons de neige commençaient de dégringoler d’un ciel dont je n’avais jamais rien attendu. Tout compte fait, les carreaux du vendeur de chipolata se passeraient bien de rennes et traîneau jusqu’au lendemain. Et à part Gaston, mon vieux matou, personne ne m’attendait chez moi.

Le cou de Charles-Philippe s’enflamma de plaques cramoisies quand il demanda à la serveuse sur un ton trop désinvolte pour n’en paraître pas suspect, deux bières. Il se précipita ensuite sur les « que fais-tu ? », « que deviens-tu ? », « où vis-tu ? », appropriés aux circonstances, mais surtout, je m’en rendais compte, à son envie de déléguer au plus vite la parole. Je l’observais. Il avait le regard du môme assistant à l’envol de sa baudruche. Ses épaules se moulaient dans une courbure idéale pour encaisser les tuiles de partout où elles pouvaient tomber. Tout son être semblait pris en flagrant délit d’exister.
Je m’emberlificotai dans quelques phrases pour répondre à ses questions. Mes bredouillis durent décrisper Charles-Philippe. Sa voix, amortie jusque-là, s’anima pour raconter ses premières années loin de notre terre natale. Parti de notre village bien avant moi, il avait vécu, comme il le disait, sa bohème. Il s’en était allé avec tout juste un vieux paletot aux poches trouées, avait égrené dans sa course, quelques rimes. J’avais déjà entendu ça quelque part. Qu’importait, dans ses yeux, des étoiles dansaient. Comme tous ceux qui ont connu des temps de galère, il les avait rangés, après coup, dans le tiroir de ses années millésimées. Il était maintenant bouquiniste. Les poèmes qu’il aurait aimé écrire, il les vendait. Ça lui plaisait.
À mon tour, je lui dis la BD, mes carnets de croquis amoncelés, mon héros remisé dans son placard, Robin des Lois, un gars qui vole au secours de toutes les victimes de lois imbéciles : loi de la jungle, loi du plus fort, loi du talion et, en règle générale, loi de la gravitation par laquelle tu te ramasses toujours en pleine tronche, la pomme de l’arbre généalogique sous lequel tu es né.
Charles-Philippe rit. Il commanda deux autres bières, puis encore deux, et encore.

La cervoise guidait les mots vers des contrées peu habituées à s’exposer. Les confidences ondoyaient dans l’espace raccourci entre nos regards.
À la fermeture du café, je pris mes pots de peinture et lui, mon escabeau.
Puis nos pas entortillèrent leur empreinte dans la neige jusqu’à mon appartement.

Après, tout s’est un peu précipité.
Trois semaines plus tard, ses carnets noircis de vers aux effluves rimbaldiens, rejoignaient sur mon étagère, les dessins des aventures confidentielles de mon Robin des lois. Et moi qui n’avais jusque-là, jamais envisagé la vie à deux, voilà que bientôt, nous serons trois. C’est un garçon. Dans quelques jours, il sera là. Tout est prêt, le couffin, les biberons, le lot de six bavoirs en éponge, le mobile musical, les grenouillères et chaussons. Tout l’attend. Sauf un nom. Qui de Charles-Philippe ou de moi cédera en premier ? Notre fiston, je veux l’appeler Robin. Lui, Arthur.