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La boîte aux lettres de
Martine Gengoux

Bord de mère
(Premier prix aux Escales littéraires de Binic, 2011)

bord de mère

Le rôti. D’abord m’occuper du rôti. Le piquer d’ail et l’enfourner avant de garnir le gâteau. Plus avec de la crème au beurre comme la dernière fois, François dit que les petites la digèrent mal. Il dit n’importe quoi ; ses filles avalent tout. C’est lui qui préfère le gâteau au chocolat. Celui que je lui préparais quand il était gamin. Sa sœur aimait les tartes aux fruits. Aux cerises surtout. Nous les cueillions au fond du jardin. François grimpait dans le cerisier pour atteindre les fruits les plus hauts perchés, Catherine en mangeait plus qu’elle n’en déposait dans le panier, Henry dénoyautait et moi, je préparais la pâte.

Mais quand le vent se levait, fort à déraciner un arbre avec l’enfant dessous ou dedans, je leur disais de rentrer. Le vent sifflait qu’il allait tout emporter.

Des haricots princesses avec le rôti. Ils aiment tous les haricots princesses. Les cuire, pas trop. Ils les préfèrent un peu croquants. Puis dresser la table. Nous sommes au complet aujourd’hui. Dix. François, Marianne et les deux petites, Catherine, Charles et les jumeaux, Henri et moi. Dix. C’est un beau chiffre, dix. C’est rond. Rond comme mon gâteau. Rond comme est devenu le ventre de mon Henri. « C’est d’apprécier ta bonne chère, ma Denise » dit-il quand je lui fais remarquer que le bouton de son pantalon est prêt à lâcher. J’aime quand il m’appelle sa Denise. Je me sens alors comme tout enveloppée dans son amour.

Tout est prêt. Il n’y aura plus que les croquettes à passer dans la friteuse. Les croquettes fraîches que l’on tourne dans le blanc d’œuf et la chapelure, c’est quand même bien meilleur que les croquettes surgelées de Marianne. François me l’a glissé à l’oreille l’autre jour dans la cuisine. Mon François. Mon cœur a gonflé comme une baudruche le jour où il a piloté son premier avion. Dans un bel uniforme mon François. Pilote. C’est un beau métier pilote.
Mais tout ce vent là-haut, s’il l’emportait mon François ? Les mères sont comme ça, elles ont toujours peur. Que les guêpes piquent leur enfant, que l’orage le foudroie, que l’eau le noie, que la tornade l’enlève. Le vent est si fort parfois.

Denise regarde par la fenêtre. La marée est basse. Une femme marche pieds nus au bord de l’eau, les mains plaquées sur sa robe pour la maintenir contre ses cuisses. Un sac en papier danse dans l’air le ballet d’un pique-nique écourté. Un vol de mouettes se fige. Des enfants arpentent le rivage tête baissée.

Les enfants fouillent le sable comme je le faisais à leur âge. Je cherchais des tourelles et des petits crabes. Maman me disait de ne pas m’éloigner. Surtout quand le vent se levait. Elle avait si peur de me perdre.

La vieille dame ferme les yeux. Ses paupières tremblent. Ses mains s’agitent sur l’accoudoir du fauteuil. En voulant arrêter le mouvement de balancier, elle l’accentue. Denise renverse la tête en arrière, puis en avant, et encore en arrière, et en avant. Son chignon voltige en volutes cotonneuses. Va le vent. Vrille dans le ventre des mères. Ventres éventrés. Vagins vagissants. Vil vent voleur d’enfants. Les enlève à la vulve et au sang.

Le corps de la vieille dame s’agite de petits soubresauts. Le châle crocheté de laine parme tombe d’une épaule.
Elle soupire.
Le vent.
Y’a que du vent dans ma tête. Rien que du vent.
Ils le disent. Ils disent que dans ma tête les mots ne peuvent se poser.
Denise frissonne.
Moi je les entends chuchoter.

Un bruit de pas s’arrête dans le couloir. La porte s’ouvre :
- Mademoiselle Denise, c’est l’heure de la promenade. Mais il y a trop de vent aujourd’hui, vous allez plutôt vous reposer.
Pourquoi poser une question qui n’attend aucune réponse ? Denise n’a jamais répondu à aucune question, n’en a jamais posé. Hélène le sait. C’est seulement une façon de parler aux pensionnaires du « Doux séjour ».
La stagiaire qui accompagne l’infirmière immobilise le fauteuil, se penche vers la vieille dame.
- Mademoiselle Denise, tout va bien ?
- Laisse Fanny, Mademoiselle Denise ne parle pas.
Fanny regarde Denise, ses yeux sont bleu gris très clair, sans ce voile lacté que l’âge dépose parfois sur les regards usés. La jeune fille replace le châle sur l’épaule de la vieille dame ; sa main s’y attarde, tremble un peu.
Fanny aurait voulu dire. Mais les mots n’arrivent qu’à s’aligner, bien astiqués pour qu’ils ne sortent pas tout ébouriffés de plaies mal fermées :
- Reposez-vous Mademoiselle Denise. Reposez-vous bien.

L’infirmière et la stagiaire ont fermé la porte derrière elles.
- Tu sais Fanny, il faudra te blinder si tu veux exercer ce métier.
« Vouloir exercer ce métier ? » Pour Fanny la section « Aide aux personnes » est le terminus du toboggan qu’a été son parcours scolaire, pas une vocation.
Elle cale son chewing-gum entre ses molaires et sa joue.
- Il y a longtemps qu’elle est là Mademoiselle Denise ?
- Une quinzaine d’années. Le professeur Wilzen avait tout prévu avant sa mort pour assurer les vieux jours de Mademoiselle Denise.

"Vieux jours", pense Fanny, drôle d’expression. Ils se fanent les jours, se racrapotent, moisissent ? C’est à partir de quelle borne kilométrique que les jours sont vieux puisqu’on ne connaît pas la longueur du trajet ? Moi j’ai parfois l’impression que certains de mes jours sont tout ridés.

- Mademoiselle Denise est entrée au service de la famille Wilzen un peu avant ses vingt ans. La « pauvre Denise » était « demeurée » comme on disait à l’époque. Le professeur a cru qu’il pourrait l’aider à retrouver la parole. Mais rien. Jamais un son n’est sorti de sa bouche. Il n’y a jamais eu que du vent dans sa tête.
Fanny mâche son chewing-gum.
- Et avant les Wilzen ?
Hélène regarde sa montre. Elle presse le pas. Fanny allonge le sien.
- Mademoiselle Denise a grandi dans un foyer d’accueil, reprend l’infirmière. Des pêcheurs l’ont trouvée sur la plage, un matin d’octobre 1924, collée à son placenta.
- Vous connaissez bien son histoire.
- Il faut toujours bien connaître ses dossiers. C’est essentiel Fanny, tu l’apprendras.

Denise regarde par la fenêtre. Le vent est tombé. Les vagues courtisent toutes frisottantes le bord de mer. Ils sont repartis avec les restes du rôti. Ils aiment bien le rôti froid le dimanche soir. J’en prévois toujours un peu plus.

Fanny pousse le chariot des repas. Elle se voit Petit Chaperon Rouge de cette trentaine de grands-parents. Elle aime bien les vieux. A l’école, ses copines ont choisi des stages en crèche ou en maternité. « Les petits, c’est si attachant »
Attachant. Pour Jonas, il avait fallu débrancher et le petit frère de Fanny s’était envolé, Peter Pan à jamais. Depuis, Fanny guette l’apparition de poudre d’étoiles dans les ciels d’été.

On frappe à la porte. Denise soupire.
Non, ils n’ont pas oublié la poupée de Lison, il n’y a pas de gâteau rond ni de cerisier au fond du jardin. Ce n’est que le vent. Le vent et ses histoires.
Denise sourit.
C’est si bon les histoires. Comme une pincée de sel sur le beurre frais.

Fanny dépose le plateau sur la table :
- Foie de veau, purée de pommes de terre et brocolis.
La stagiaire passe son bras sous celui de Denise pour l’aider à s’attabler. La jeune fille sent la violette.
Les petits aiment bien les bonbons à la violette. Ils rient quand je les cache « C’est dans cette main-là, Mamy, c’est dans cette main-là. Oh Mamy, tu as triché. »

Denise s’assoit. Elle prend la main de Fanny. Une plume est tatouée sur son poignet. La vieille dame y passe l’index, presse doucement ses doigts fripés sur la peau tendre.
La stagiaire regarde Denise, puis la porte de la chambre. C’est sûr, sa chef de stage y trouverait à redire, tant pis, la jeune fille entoure de ses bras les épaules de la vieille dame, penche la tête et pose sa tignasse couleur cuivre contre celle couleur argent. Sur le mur face à la table, des ombres siamoises dansent, se jouent des couleurs du temps.
Fanny presse l’épaule de Denise.
- Allons Mademoiselle Denise, il ne faut pas que vous mangiez froid.
La stagiaire prend un air solennel, place la serviette en papier sur son avant-bras, s’incline en versant l’eau dans le verre de Denise :
- Si Madame veut bien goûter notre Château Robinet 2010.
Elles rient, l’une en silence, l’autre avec des gloussements enfantins.
L’appel d’un Bip les interrompt. Fanny fouille au fond de la poche de son tablier.
- On m’appelle à la table 4. Si Madame veut bien m’excuser.
Fanny quitte la chambre. Des effluves de violette s’attardent.

Denise fixe le contenu de son assiette. Elle n’a plus très faim depuis quelques jours.
Elle se tourne vers la mer, toile animée qu’encadre le chambranle de fenêtre. Les vagues roulent leurs caresses d’écume. Des mouettes sur le sable, alignent vers le large, des regards parallèles.

La vieille dame tend la main vers le mur.
Venez les minots. Venez près de mamy Denise. Les jumeaux sur mes genoux. Les filles sur les coussins à côté.
On dit que c’est du vent les histoires. C’est du vent. Comme celui qui vous caresse le visage en été ou vous pique la peau en février.
Ecoutez.
Un jour, il y a très longtemps, la mer dansait avec le vent. Son jupon blanc ondulait. Sous la vague, l’enfant reposait, bercé au gré des marées. Puis le vent s’est levé…

Hélène termine sa ronde du soir, elle entre dans la chambre de Denise. La vieille dame est encore attablée, une épaule inclinée vers un petit tas de laine parme à ses côtés.
L’infirmière ramasse le châle, le plie, passe sa main sur la joue de Denise.